Biographie en 3 temps

     J’ai 6 ans, je suis malade, seule, triste, et je suis assise sur ma vieille balançoire. Mon regard descend sur les graviers qui roulent sous mes pieds, me laissant entrevoir, enfouis parmi eux, de minuscules cailloux noirs ou blancs, polis, tous différents, presqu’invisibles. Comme ils sont beaux ! D’une beauté immédiate. Je les ramasse, les trie, les arrange : une émotion intense me saisit.
      Humbles cailloux au bas des pierriers, graviers insignifiants dont on fait les routes, banals galets de rivières : tous paraissent semblables. Le miracle est que si l’on s’y penche, ils sont uniques : on y découvre une légère cassure, une fine résille de stries, un infime chevauchement de couches, une microscopique calcification... C’est tout un paysage géologique de vallées, de déserts, de plaines, de crevasses que l’on peut lire.


      Je suis dans la Basilique San Marco, à Venise, sous les ors des voûtes, ces mosaïques qui nous racontent Dieu et le Paradis. Je ne suis pas encore mosaïste. Mes yeux rencontrent le sol et le sacré du pavement, son austérité, son abstraction méditative. Les rosaces, les carrés se répondent en un agencement savant, mais, toujours, l’aléatoire : une tesselle rouge au milieu des noires, une lacune dans une composition.
      Chaque marbre a une érosion différente, créant pour chaque tesselle son creusement, son épaisseur, son ondulation, ses cassures. La lumière se fragmente, s’infiltre dans les fissures et les interstices. Cette géométrie imparfaite fait surgir l’émotion, la beauté pure. Ces tapis de pierres lentement usées disent les siècles traversés et les millions de croyants et de touristes qui les ont foulés.
      La pierre existe de toute éternité, elle défie le temps, elle était là aux origines du monde et sera toujours là, elle porte en elle le passage du temps et parfois l’histoire des hommes.
 
 
      Je marche sur un sentier boisé de petite montagne. Au hasard d’un détour, un paysage entièrement noir, lunaire, quasi désertique m’apparait. Un paysage de nuit, sous un soleil de plomb. De loin, ce sont quelques dunes et des plissements de terres noires. De près, des empilements sans fin de tesselles de marnes sombres, des anfractuosités, des creux, des escaliers, des ruptures, des failles. Tout ce que je cherche sans cesse dans mon travail. J’ai l’impression de marcher dans une immense mosaïque, celle dont je rêve, parfaite…
      Une petite loupe au fond de ma poche m’offre une troisième échelle, là où l'insignifiante rayure d’un granit devient faille tellurique, la rugosité d'un calcaire, ondulation désertique, les micro-cristallisations, montagnes infranchissables... Ces trois espaces minéraux sont des mondes de grande solitude, troublés par la seule action de l’eau et du vent, lente et inéluctable.
 

      La pierre est à la fois silence et tumulte, dureté et douceur, éternité et empreinte du temps. Scrutée au plus près, elle nous livre l’Univers tout entier.